INTRODUCTION
A la question pourquoi cet ouvrage, je répondrai : nous sommes des êtres de langage au sens large du terme (langage verbal, non verbal et para verbal), alors quel lien existe-t’il entre notre pensée et notre langage ? Notre langage traduit-il notre pensée ? Ou nous sert-il à penser ?
L’AUTEUR
Lev VYGOTSKI, né en 1896 à Orcha en actuel Biélorussie, décédé en 1934 à Moscou des suites de la tuberculose. Il est originaire d’une famille juive aisée et très cultivée. Il mène des études de médecine, de droit, de philosophie, de psychologie, de langues anciennes et modernes mais aussi de littérature.
Il a été marié et a eu avec son épouse deux filles.
En plus d’être très cultivé, il est très actif sur le plan social puisqu’il crée l’Institut Pédagogique de Gomel, un laboratoire de psychologie pour l’étude du jeune enfant. Puis il travaille à l’Institut de Psychologie de Moscou, et crée un laboratoire de psychologie pour l’enfance anomale. En parallèle il contribue à la formation de pédagogues et de psychologues dans les nombreuses universités d’U.R.S.S.
Tous ses travaux ne sont que partiellement publiés et traduits en français. Lecteur assidu de Freud, Piaget, Köhler, Stern et bien d’autres.
Cet auteur est resté longtemps dans l’ombre, à cause de la censure faite en URSS à ses œuvres jugées comme antimarxiste.
SA BIBLIOGRAPHIE
Méthodes de recherches réflexologique et psychologique (1924)
Psychologie de l’art (thèse, 1925), publiée en français en 2005 (Editions La Dispute, Paris)
La conscience comme problème de la psychologie du comportement (article, 1925), publié en français en 2003 dans Conscience, inconscient, émotions (Editions La Dispute, Paris)
Psychologie pédagogique (1926)
Signification historique de la crise en psychologie (1926), publié en français en 1999 (Éditions Delachaux et Niestlé, Lausanne)
Psychisme, conscience, inconscient (article, 1930), publié en français en 2003 dans Conscience, inconscient, émotions (Editions La Dispute, Paris)
Histoire du développement des fonctions psychiques supérieures (1930-1931)
La théorie des émotions de Spinoza et de Descartes à la lumière de la psycho-neurologie contemporaine (article, 1933)
Étude des émotions, publié en français en 1998 sous le titre Théorie des émotions (Éditions L’Harmattan, Paris)
Apprentissage et développement à l’âge préscolaire
Pensée et langage (synthèse, 1934), publié en français en 1985 (Éditions Sociales, Paris) et en 1997, Éditions La Dispute, Paris, suivi par le Commentaire sur les remarques critiques de Vygotski par Jean Piaget
Avec Vygotski (ouvrage collectif sous la direction d'Yves Clot), Editions La Dispute, 2e édition, 2002
« Pensée et Langage » est paru en 1934 à Moscou, cet ouvrage est le dernier de son auteur, il a été achevé sur son lit de mort par la dictée du dernier chapitre.
Cet ouvrage rassemble l’ensemble de son travail sous la forme d’un bilan qui reprend ses théories au travers de son travail expérimental. Il a été publié et traduit aux USA en 1962, et seulement en 1985 en France.
LES THEORIES CLES DE « PENSEE ET LANGAGE »
1/ Le développement intellectuel comme une fonction du groupe humain plus qu’une fonction individuelle.
2/ Théorie historico-culturelle du psychisme. L’intelligence se développe grâce aux outils psychologiques que l’enfant trouve dans son environnement social, notamment le langage qui est l’outil fondamental.
3/ Le mot est médiateur et, est la source de la formation des concepts.
4/ Pour Vygotski le langage « égocentrique » de l’enfant est considéré comme ayant un caractère social puis il se transforme en langage intérieur. Il est le médiateur nécessaire dans le développement et le fonctionnement de la pensée.
5/ Dans un cadre d’apprentissage il énonce la théorie de la zone proximale de développement, qui est en quelque sorte le chemin que l’enfant doit parcourir intellectuellement pour fixer une connaissance et un raisonnement.
L’OUVRAGE
Il m’a paru comme l’œuvre majeure de l’auteur car il y a beaucoup d’intervenant dans la traduction et la diffusion de cet ouvrage. Tout ceci dans le but de vraiment retranscrire la pensée de l’auteur. Il y a un avant-propos d’Yves CLOS (Psychologue du Travail et chargé de la division Psychologie du Travail au sein du CNAM), une présentation de l’auteur, suivi des avertissements de la traductrice Françoise SEVE, ainsi que les commentaires de Jean PIAGET.
Tout au long de son ouvrage L. Vygotski fait référence à J. PIAGET, ou à KHÖLER en intégrant leurs théories à ses expérimentations pour d’une certaine manière les « mettre à l’épreuve » en les confirmant ou en les infirmant. Ce procédé lui permet aussi de démontrer le bien fondé de ses propres théories. Il a une démarche très scientifique.
Cet ouvrage est construit selon une expérimentation avec un postulat de départ qui est : la psychologie moderne identifie et confond le langage et la pensée. A savoir que : soit on avance : le langage et la pensée se développent de manière parallèle mais disjointe, soit ils se développent de manière dissociée.
La question de départ est quel est le rapport interne entre la pensée et le langage ? Pour répondre à cette interrogation l’auteur utilise trois chemins clés : les racines génétiques, le développement des concepts et la place du mot dans la pensée.
RACINES GENETIQUES DE LA PENSEE ET DU LANGAGE
Vygotski annonce clairement qu’il est difficile de démontrer le rapport entre le langage et la pensée. Au travers des études de Khöler sur les singes il va parvenir suite à diverses expérimentations et comparaisons de conclusions, à déterminer :
1/ Le langage et la pensée ont des racines génétiques différentes.
2/ Pour les deux processus il existe un stade pré-intellectuel pour le langage et un stade préverbal pour la pensée.
3/ Les deux processus évoluent de manière parallèle, et en un certain point ils se rejoignent. A ce moment la pensée devient verbale et le langage devient intellectuel
Avant l’âge de 2 ans le développement de l’intelligence et du langage ne suivent pas le même chemin. Les mots utilisés sont ceux de l’entourage, en lien avec des stimuli conditionnés.
A 2 ans l’enfant accède à la fonction symbolique du langage. Il y a une évolution dans la mesure où l’enfant découvre que chaque chose à un nom, et une signification => le langage devient intellectuel. Vygotski avance deux critères à ce langage intellectuel :
Développement du vocabulaire avec les questions sur comment se nomment les choses.
Développement de la réserve de mots.
ETUDE EXPERIMENTALE DU DEVELOPPEMENT DES CONCEPTS
Chez l’enfant comme chez l’adulte il existe une résolution de problèmes liée à la compréhension et à la communication. Le langage est un moyen, seulement la méthode de résolution est différente. Ce qui permet de dire que le processus de résolution est différent.
La motivation de la résolution d’un problème est liée à un but et à un problème mais cela n’est pas suffisant. Donc par quel moyen s’effectue cette opération psychique ? Par l’emploi du signe qui est le moyen fondamental de développement du processus. Dans la formation des concepts, ce signe est le MOT.
Le mot a un rôle et un caractère fonctionnel dans la formation des concepts.
Le développement du concept se réalise selon 3 stades :
Stade 1
Pour le petit enfant le mot est égal à un grand nombre de représentations, il n’y a pas de fixation du mot et la représentation est globale. Le mot de l’enfant se rapporte souvent au même objet que le mot de l’adulte, mais sa signification n’est pas stable.
Stade 2 : la pensée par complexe
Passage à la pensée objective et cohérente autour de la formation du complexe qui est une généralisation d’objets concrets hétérogènes. La liaison entre les objets est liée au fait mais il n’existe pas de lien entre eux.
Il existe 5 formes de complexes dans ce stade qui œuvrent à la formation du concept :
Complexe associatif
Liaison entre les objets concrets par ressemblance. Un mot est différent d’un objet, un mot est une famille. (ex : ballon = tout ce qui est rond)
Complexe collectif
Compositions hétérogènes, complémentarité mutuelle et réunion en collection. A ce stade chaque objet de la composition est unique. Il y a une généralisation des choses sur la base de leur participation à une opération pratique (ex. vêtements = tout ce qui se porte, vaisselle = l’ensemble des couverts).
Complexe en chaine : passage d’un trait distinctif des objets à un autre
Complexe diffus : réunion intuitive et concrète d’images ou d’objets via un lien indéterminé et diffus. Lien avec la pensée non intuitive et non pratique. (ex. l’enfant va réaliser des groupes d’objets triangulaires auxquels il ajoute des objets en forme de trapèze qui lui rappelle le triangle moins un de ces sommets).
Complexe pseudo concept (âge préscolaire) : extérieurement ce mode de pensée fait appel au concept mais intérieurement l’enfant pense par complexe. (ex. l’enfant va réunir des objets en forme de triangle de n’importe quelle couleur parce qu’il y a une ressemblance mais non pas parce que ces objets ont trois côtés, et trois angles).
Le pseudo concept permet de mesurer les acquis de l’enfant dans le développement de sa pensée et permet l’accès au concept. Il est très présent chez les enfants et ce complexe est d’une difficulté majeure. Pourquoi ? Parce que l’enfant assimile le langage de l’adulte mais ne crée pas ses propres significations. Le langage et le mot servent de médiateur à la communication et à la compréhension mutuelle de l’enfant et de l’adulte. C’est aussi grâce à cette coïncidence que l’enfant pourra accéder à ses propres concepts.
Pour Vygotski le développement est lié au milieu et au génétique.
Stade 3
Comment l’enfant passe-t’il de la pensée par complexe au concept ?
Le concept est une généralisation autour d’une liaison unique et identique pour toutes les circonstances. Le concept ne bouge pas, il fige la pensée. (ex. la photo de famille où on superpose la photo de chacun des membres, ce qui aura pour but de mettre en relief les traits communs des différents membres. Ceux-ci seront un concept au sens propre du terme.) Selon Vygotski il existe deux racines à la formation du concept :
La généralisation
Le jugement (fonction pré intellectuelle)
Pour accéder au concept l’enfant devra autour du mot pouvoir passer du général au particulier et inversement.
C’est à l’âge de l’adolescence que le concept apparaît, et la pensée continue de se développer comme le langage. A cet âge il peut toujours persister une différence entre la conscience du concept et la présence du concept, il existe une différence entre l’action et la verbalisation.
(ex. l’enfant connaît le mot fleur mais pas le nom de toutes les fleurs, par ailleurs il connaît le mot rose mais toutes les fleurs ne sont pas des roses)
PENSEE ET MOT
Pour Vygotski, il n’existe pas de lien à l’origine entre la pensée et le mot. Ils sont le fruit du développement de l’homme.
La signification du mot est un phénomène verbal et un phénomène de pensée car il est une généralisation. Il est un procédé et un acte de pensée qui permet l’accès au concept à partir duquel il y a unité entre le mot et la pensée.
Selon Vygotski, la pensée et le mot s’inscrivent dans un mouvement, une dynamique.
Le langage possède un aspect interne (sémantique) et externe (phonétique). Le développement de l’aspect phonétique se réalise de la partie au tout, du mot à la proposition. Le développement de l’aspect sémantique se réalise du tout vers les parties donc de la proposition vers le mot (ex chez le petit enfant de la phrase monosyllabique ou un mot est l’équivalent d’une phrase). Cette différence de développement est constructive et elle permet à la pensée de se réaliser dans le mot.
Au-delà des mots il existe les prédicats psychologiques, c'est-à-dire la représentation imagée de la phrase qui parfois peut ne pas coïncider avec la forme grammaticale.
Pour Vygotski parler c’est faire le chemin du langage interne vers l’extérieur, et comprendre c’est faire le cheminement inverse.
Qu’est-ce que le langage intérieur ?
Une activité psychologique particulière, une activité verbale particulière. C’est le langage pour soi qui a un processus inverse au langage extériorisé c'est-à-dire qu’il va de l’extérieur vers la pensée.
Vygotski annonce que le langage égocentrique a une valeur sociale et représente un certain stade avant le langage intérieur, il est la porte ouverte au langage intérieur. Ce changement se réalise à l’âge de la scolarisation.
Pour le langage intérieur les prédicats sont absolus car nous nous connaissons nous-mêmes, nous sommes dans notre contexte, nous maitrisons notre environnement intérieur, nous savons toujours de quoi nous parlons et ce que nous ressentons. Nous connaissons le sens que nous donnons à chaque mot et ce langage n’est intelligible que de nous-mêmes.
La fonction du langage intérieur n’est pas la communication.
Comment passer de la pensée au langage ?
Ce passage est complexe car derrière la pensée il y une tendance affective et volontaire, UNE MOTIVATION. L’auteur fait une analogie avec le ciel en indiquant que le vent est la motivation, la pensée les nuages et la pluie le langage. Les trois éléments ont des relations complexes entre eux mais sont nécessaires.
La pensée verbale est un tout dynamique. C'est-à-dire que l’on commence par le motif qui déclenche la pensée, sa mise en forme, son transfert dans les mots, puis dans leur signification et enfin dans la parole.
Le mot est la clé du développement de la pensée et du langage qui sont eux-mêmes le reflet de la conscience humaine : « La conscience se reflète dans le mot comme le soleil dans une petite goutte d’eau ».
LA ZONE PROXIMALE DE DEVELOPPEMENT
Toute une partie de l’ouvrage est consacrée à la comparaison de la construction des concepts quotidiens (liés à la vie de tous les jours de l’enfant) et celle des concepts scientifiques (liés aux apprentissages scolaires). Vygotski constate que ces deux concepts se développent de manière différente, mais ils se font évoluer mutuellement. Piaget n’a jamais étudié cette comparaison car il n’était pas intéressé par le rapport entre apprentissage et développement.
Pourquoi ? Parce que parfois l’acquisition d’un concept scientifique permettra d’apporter des informations et des résolutions qui ne sont pas possibles dans le concept quotidien car le degré de développement n’est pas encore atteint dans ce dernier concept.
Quelles sont les différences entre le concept scientifique et le concept quotidien ?
Le concept scientifique n’a pas de rapport avec l’expérience de l’enfant
La base de développement de ces deux concepts est différente (le concept quotidien s’appuie sur du connu et pas le concept scientifique)
La prise de conscience du concept ?
Vygotski démontre que plus un concept est employé de manière automatique plus il est difficile d’en prendre conscience. Par exemple un enfant peut utiliser couramment la relation causale dans son langage avec la préposition « parce que », mais ne peut pas l’expliquer. Pour en prendre conscience l’enfant doit posséder la perception et la mémoire et grâce à l’attention il pourra en prendre conscience. Un autre facteur est important pour l’accès à cette prise de conscience c’est la motivation dans l’apprentissage. L’accès à cette conscientisation permet de créer des fonctions psychiques supérieures.
Le développement et l’apprentissage évoluent en corrélation mais pas en parallèle. On peut mesurer le développement d’un apprentissage entre l’état du développement présent (ce que l’enfant peut apprendre seul) et l’état de développement futur (ce que l’enfant peut apprendre grâce à l’étayage du maitre). La zone de développement entre ces deux états est la zone proximale de développement.
Cette zone est très significative pour la dynamique du développement intellectuel et la réussite de l’apprentissage.
CONCLUSION
J’ai trouvé dans ce livre les réponses à mes questions de départ, à savoir qu’il existe un lien clair et réciproque entre notre pensée et notre langage. J’ai même découvert des réponses inattendues. Ayant moi-même des enfants je comprends mieux les difficultés qu’ils peuvent avoir dans leurs apprentissages scolaires. La découverte la plus significative pour moi est que l’utilisation et la prise de conscience d’un concept n’est pas la même chose, ils ne correspondent pas au même degré de développement et d’acquisition. Je constate que l’apprentissage scolaire est vraiment une construction pas à pas.
L’auteur reste large dans ses classes d’âges (âge préscolaire, âge scolaire, adolescence), par rapport à Piaget qui a fait preuve d’une précision extrême pour chaque étape du développement. Vygotski le reconnait lui-même. Aussi le fait que le développement ne soit pas une chose figée, et qu’il soit présent tout au long de notre vie, donne une ouverture et un optimisme sur l’évolution ou les phases de développement encore possibles à l’âge adulte.
Ce qui me semble bon de retenir c’est le fait qu’il existe une interaction avec le milieu social, que le langage est un moteur pour le développement de la pensée, et que sa théorie de la zone proximale de développement est toujours prise en compte dans l’enseignement aujourd’hui.
Un dernier point pour conclure, Vygotski n’a été connu « du monde » que très tardivement en lien avec l’histoire de l’URSS. Par contre lui, a beaucoup lu les œuvres des autres auteurs de l’époque, ce qui lui a servi dans l’évolution et l’élaboration de ses propres théories. En ayant été connu plus tôt, aurait-il permis à ces autres théoriciens de l’époque une orientation différente dans leurs propres théories ?
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